Textes et textiles — un texte d’Edouard Rumel

Le piège : dévider la terminologie commune, sinon élimée ( trame, collection, tisser l’intrigue, une histoire cousue de fil blanc… )

Mon père était tailleur. Avec son dé décalotté – dans la profession, le chas est poussé à flanc de phalange, non par le bout du majeur -, il coupait, faufilait, et piquait inlassablement. S’il avait été payé à l’ourlet machine, pigiste en somme du falzar ou du pardoss, il se serait fait un joli matelas. Cela dit les articles qui portaient sa signature lui valaient estime et succès ; à défaut de plume, il avait du style.

Entrer dans son atelier, envahi de piles, parcouru de rayonnages, sur lesquels la belle ouvrage, ici soigneusement pliée, là encore au montage, à peine bâtie ou en cours de finition, entrer dans son atelier, c’était pénétrer dans une librairie.

Certes, pas pour les bibliophiles ou les bibliomanes ; mais pour le lecteur de motifs chevronnés, de cotonnades imprimées, d’une ligne parfaitement maîtrisée. Les essais y étaient nombreux ; je rectifie : les essayages.

Eh bien oui, j’ai grandi dans cette librairie-là, parcourant en diagonale des coupons de draps anglais, de cachemire, d’alpaga, comme les pages d’un récit de voyage ; plongeant dans l’une de ces pièces de pure laine vierge, veinée de rayures tennis, étoffe si finement peignée qu’en saisir les deux sens – « L’envers et l’endroit » – m’était inaccessible ; caressant, d’une main timorée, la jeannette encore brûlante, la pattemouille encore fumante, comme les couvertures d’un grimoire, d’où jaillirait le dragon de la légende avec, dans ses griffes, le fer à vapeur monstrueux de mon père.

Le fringueur n’était pas allé très loin dans les études. C’est le moins qu’on puisse dire : certif. Mais l’homme était un lettré. Et, quitte à provoquer des haussements d’épaule, des rires dans le coin, je n’hésite pas à affirmer que, dans certains domaines – post-romantisme et symbolisme, romans anglo-saxons et américains – il aurait terrassé n’importe quel thésard. Il parlait, lisait et écrivait l’anglais couramment. Traduire est le verbe qui s’impose à mon esprit, lorsque je le revois et, surtout, le réentends, dire Baudelaire et Mallarmé, lire à haute voix la prose originale d’un Faulkner, Fitzgerald ou Hemingway. Rien ne lui était hors de portée et, de son côté, il ne m’interdisait aucune lecture : « Tropique du cancer », « J’irai cracher sur vos tombes », m’ont, littérairement, déniaisé au plus vite.

Charles – tel était son prénom – n’avait donc pas sa langue dans sa poche revolver. Il ne détestait rien tant que le tissu de mensonges, le politicard qui retourne sa veste, le pétochard qui se fait remplacer par une doublure ; par dessus tout, il avait en exécration le Papon de l’intérieur, qui verbalisait avec les ciseaux de la censure.

On aura compris, dès lors, que la presse d’opposition, iconoclaste – celle de gauche ne nous méprenons pas -, correspondait à sa fibre la plus profonde. Est-il besoin de préciser que, jeune homme, c’est-à-dire alors âgé d’une vingtaine d’années, le tailleur au dé décalotté refusa de coudre sur son poitrail une étoile de textile jaune ?

Le trouble, soudain, me chiffonne : ce thème « Textes et textiles », ne joue-t-il pas à proximité de la coquille, et même de la faute de frappe ? Pire, de l’impudeur !

Je m’explique : mon père, jusqu’à la fin, n’a été que textile ; jamais aucun texte ne fut façonné de sa main.

L’humour était son verbe, sa substance. Et le swing sa machine à écrire. Mais c’est le pied de biche de sa Singer qui aura rythmé son passage ici-bas. Emboîtons-lui le pas : cette livraison, à coup sûr, il l’aurait couchée sur papier chiffon. E. Rumel