De fil en filles — Un texte de Marie Miriel

Dans un vieux grenier, une robe sur un mannequin usé sommeille. La clé tourne dans la serrure, la porte s’ouvre difficilement, laisse entrer des cris et des rires d’enfants. Deux petites filles suivent leur grand-mère à la recherche d’une vieille malle. La plus jeune des fillettes se précipite vers les poupées anciennes, l’aînée s’arrête, détaille le vêtement au blanc passé, se hisse sur la pointe des pieds, caresse du bout des doigts le col et ce qu’elle prend pour un liseré. La grand-mère tout à son affaire, se retourne, sourit et soulève l’enfant, « regarde, que lis-tu ? » La fillette effleure la fine bande de soie bordant le col au fil de sa lecture. C’est une phrase sans verbe et sans pronom, des mots liés par deux points de croix à chaque fois.

L’enfant devine enfin des prénoms, reconnait celui de sa grand-mère à la fin, une histoire de fils et de filles, que l’on hérite de génération en génération, un tissu que l’on ne porte plus depuis longtemps, qu’on relègue au rang de souvenir au fin fond d’un grenier.

Un jour, murmure la grand-mère, elle sera à toi.

Marie MIRIEL

Textes et textiles — Un texte de Claude Herviou

Trait pour trait à la moustache

Une histoire file dans la brume d’une brune. Cousu de blanc le fil qui file doux et transparent comme une brune ou une blonde, dans l’écume d’une bière où la mousseline de sa robe enveloppe cette brume qui, de pied en cape, s’évapore d’une pantoufle de vair. Comment faire mousser, comment écrire une histoire qui se perd amère ? Comment sortir de ce texte sans dommage et sans hommage, tant que je suis cruche qui va à l’eau plutôt que mis en bière ? Mais brisons là le vers d’un poème qui s’évide – se sait vide – toute honte bue d’avoir commis un tissu de mensonges dont je m’essuie les lèvres d’en avoir fini.

Claude Herviou

Textes et Textiles — Un poème de Chloëe Bichet

Valse des mots.

Derrière le voile de soie,
Ainsi le véritable moi,
Neni,
Point de vaine modestie,
De sequin ou de coton,
Aucune étoffe à l’abandon,
De mousseline ou de lin,
Ainsi l’habit pare chacun,

Parfois une once de mascarade,
Pour que tous nous regarde,
L’ourlet et le pacemanterie,
Exaltent les fantaisies,
Le chanvre joue les modestes,
Faudrait-il lâcher du leste,
Quand la broderie affole les danses,
Quelles âmes ne frôleraient l’arrogance ?

Gardons-nous d’iniques persifflages,
Mais louons l’art du filage,
Honni qui mal y pense,
Fils et mots insufflent la romance,
Comment faire des émois,
Dans un digne roman courtois,
S’il faut que la dame se déshabille,
Et que son triste sir soit en guenille.

Chloëe BICHET.

Textes et textiles – Un poème de Chloëe Bichet

Quand vient le soir.

Quand vient le soir et que galope mon désespoir,
Je sors ma plume et mon fidèle grimoire
Je trace mes sygiles par ma magique encre noire,
Mais la nuit n’est guère mon ennemie,
Elle jette mon trouble dans l’oubli,
La plume vole à mon confus esprit,
Toutes mes émotions trop longtemps refoulées,
La soie enveloppe mon corps et ravive mes pensées,
Le trouble par l’étoffe caressante enfin est levé,
Par le stylet et le chanvre tressé je pourfends,
L’Ombre intérieure en moi qui s’étend,
Sous le texte et le textile s’enfuit à l’instant.

Textes et textiles — un poème d’Hugo Garric

Etoffe d’espérance

Parfois le présent nous éveille
Des souvenirs indélébiles
Enfouis dans un si long sommeil
Que nous en devenons fragiles

Tel un tissu que l’on déchire
Meurtris, nous tombons à genoux
Mais nous finissons par guérir
Tel un tissu que l’on recoud

Ici la vie d’un jeune enfant
Et de sa douce et tendre mère
Prisonnier d’un homme, et vivant
Près de Paris, pendant la guerre

Ils ont subi la triste force
D’un nazi fou, d’un aliéné
Une croix gammée sur le torse
Et des mains faites pour frapper

Plusieurs fois vint à eux la mort
Mais sans fin leur foi les sauva
Et contemplant la nuit dehors
La mère à son garçon confia :

« Seul toi pourras réconforter
Mes cauchemars et mes souffrances
Et je retiens à tes côtés
Mes rêves et mes espérances

Mon seul amour, mon seul amour,
Quand je vois les étoiles luire
Je songe et je prie qu’un beau jour
Un homme m’offre son sourire »

Soudain est venu ce héros
Séduit par cette belle femme
Trouvant les paroles, les mots
Ceux qui ont apaisé son âme

Ainsi protégés par l’amour
D’un homme, et la mère et l’enfant
Vécurent en paix pour toujours
Sous l’aile de ce père aimant.

Hugo Garric

Un poème de Chloëe Bichet

Oh doux coquillage,
N’en prends pas ombrage,
Mais ton nacre de soie,
Me plonge dans le désarroi.

Sous le croissant lunaire opalescent,
Miroitant, luminescent,
Douce comme une caresse,
Tu appelles à la tendresse.

Pourtant lorsque survient la marée,
Tu laisses mon cœur troublé,
Je garde ton souvenir,
Mais déjà tu te retires.

Doux coquillage de soie,
Ton reflet demeure en moi corruscant,
Les Sirènes au Firmament,
Ont fait de toi leur parure de joie.

Textes et textiles — un texte d’Edouard Rumel

Le piège : dévider la terminologie commune, sinon élimée ( trame, collection, tisser l’intrigue, une histoire cousue de fil blanc… )

Mon père était tailleur. Avec son dé décalotté – dans la profession, le chas est poussé à flanc de phalange, non par le bout du majeur -, il coupait, faufilait, et piquait inlassablement. S’il avait été payé à l’ourlet machine, pigiste en somme du falzar ou du pardoss, il se serait fait un joli matelas. Cela dit les articles qui portaient sa signature lui valaient estime et succès ; à défaut de plume, il avait du style.

Entrer dans son atelier, envahi de piles, parcouru de rayonnages, sur lesquels la belle ouvrage, ici soigneusement pliée, là encore au montage, à peine bâtie ou en cours de finition, entrer dans son atelier, c’était pénétrer dans une librairie.

Certes, pas pour les bibliophiles ou les bibliomanes ; mais pour le lecteur de motifs chevronnés, de cotonnades imprimées, d’une ligne parfaitement maîtrisée. Les essais y étaient nombreux ; je rectifie : les essayages.

Eh bien oui, j’ai grandi dans cette librairie-là, parcourant en diagonale des coupons de draps anglais, de cachemire, d’alpaga, comme les pages d’un récit de voyage ; plongeant dans l’une de ces pièces de pure laine vierge, veinée de rayures tennis, étoffe si finement peignée qu’en saisir les deux sens – « L’envers et l’endroit » – m’était inaccessible ; caressant, d’une main timorée, la jeannette encore brûlante, la pattemouille encore fumante, comme les couvertures d’un grimoire, d’où jaillirait le dragon de la légende avec, dans ses griffes, le fer à vapeur monstrueux de mon père.

Le fringueur n’était pas allé très loin dans les études. C’est le moins qu’on puisse dire : certif. Mais l’homme était un lettré. Et, quitte à provoquer des haussements d’épaule, des rires dans le coin, je n’hésite pas à affirmer que, dans certains domaines – post-romantisme et symbolisme, romans anglo-saxons et américains – il aurait terrassé n’importe quel thésard. Il parlait, lisait et écrivait l’anglais couramment. Traduire est le verbe qui s’impose à mon esprit, lorsque je le revois et, surtout, le réentends, dire Baudelaire et Mallarmé, lire à haute voix la prose originale d’un Faulkner, Fitzgerald ou Hemingway. Rien ne lui était hors de portée et, de son côté, il ne m’interdisait aucune lecture : « Tropique du cancer », « J’irai cracher sur vos tombes », m’ont, littérairement, déniaisé au plus vite.

Charles – tel était son prénom – n’avait donc pas sa langue dans sa poche revolver. Il ne détestait rien tant que le tissu de mensonges, le politicard qui retourne sa veste, le pétochard qui se fait remplacer par une doublure ; par dessus tout, il avait en exécration le Papon de l’intérieur, qui verbalisait avec les ciseaux de la censure.

On aura compris, dès lors, que la presse d’opposition, iconoclaste – celle de gauche ne nous méprenons pas -, correspondait à sa fibre la plus profonde. Est-il besoin de préciser que, jeune homme, c’est-à-dire alors âgé d’une vingtaine d’années, le tailleur au dé décalotté refusa de coudre sur son poitrail une étoile de textile jaune ?

Le trouble, soudain, me chiffonne : ce thème « Textes et textiles », ne joue-t-il pas à proximité de la coquille, et même de la faute de frappe ? Pire, de l’impudeur !

Je m’explique : mon père, jusqu’à la fin, n’a été que textile ; jamais aucun texte ne fut façonné de sa main.

L’humour était son verbe, sa substance. Et le swing sa machine à écrire. Mais c’est le pied de biche de sa Singer qui aura rythmé son passage ici-bas. Emboîtons-lui le pas : cette livraison, à coup sûr, il l’aurait couchée sur papier chiffon. E. Rumel

Textes et textiles — un texte d’Alain Emery

On s’attendait à ce que cet amant ultime, de trente ans son cadet, réclamât sa part de butin mais, après les funérailles – grandioses, comme il se doit –, tandis que les héritiers, plus ou moins descendants, se disputaient les bijoux et les manuscrits de l’écrivaine, il n’exigea rien d’autre que son chiffon.

Et il n’emporta, c’est acté, que ce lambeau d’étoffe – selon la légende découpé dans le drap d’un des lits du plus luxueux palace de la Riviera, et sur lequel, peut-être, subsistait une trace infime de son parfum –, le morceau de soie avec lequel, un demi-siècle durant, comme le duelliste essuie sur sa chemise la lame trempée de sang de son épée, elle avait nettoyé la plume de son vieux stylo d’or et de bakélite.

D’elle, il ne conserva donc que ce carré de tissu, d’une trentaine de centimètres de côté – toute son âme, dirait-il –, constellé d’indéchiffrables éclaboussures et de taches d’une encre aussi noire qu’elle-même était lumineuse : une guenille qu’il prit l’habitude de plier soigneusement avant de la glisser dans la pochette de sa veste avec, aurait-elle sans doute écrit, toute l’élégance du désespoir.

Alain Emery

Textes et textiles — un texte de Marie Miriel

Les mots s’alignent en une lente poésie, prennent leur envol, libres tel le fil qui se détache du t-shirt un soir d’été. On le repère, le répare en un nœud qui, on l’espère, tiendra.

Mais la couture et le coton se chamaillent, le fil se balade dans la brise tandis que les vers s’éternisent et vont au-delà de ce qui est écrit.

Le coton se cantonne à épouser le corps, sent le fil se délier, s’échapper, entrainer à la suite les autres points qui disparaissent dans les virgules d’un sonnet. Le vêtement s’effiloche, redevient pelote quand, dans une dernière rime, un retour sur soi se devine.

M.M.