Textes et textiles — un texte d’Alain Emery

On s’attendait à ce que cet amant ultime, de trente ans son cadet, réclamât sa part de butin mais, après les funérailles – grandioses, comme il se doit –, tandis que les héritiers, plus ou moins descendants, se disputaient les bijoux et les manuscrits de l’écrivaine, il n’exigea rien d’autre que son chiffon.

Et il n’emporta, c’est acté, que ce lambeau d’étoffe – selon la légende découpé dans le drap d’un des lits du plus luxueux palace de la Riviera, et sur lequel, peut-être, subsistait une trace infime de son parfum –, le morceau de soie avec lequel, un demi-siècle durant, comme le duelliste essuie sur sa chemise la lame trempée de sang de son épée, elle avait nettoyé la plume de son vieux stylo d’or et de bakélite.

D’elle, il ne conserva donc que ce carré de tissu, d’une trentaine de centimètres de côté – toute son âme, dirait-il –, constellé d’indéchiffrables éclaboussures et de taches d’une encre aussi noire qu’elle-même était lumineuse : une guenille qu’il prit l’habitude de plier soigneusement avant de la glisser dans la pochette de sa veste avec, aurait-elle sans doute écrit, toute l’élégance du désespoir.

Alain Emery